On ne sait pas pourquoi.
On ne sait vraiment pas pourquoi.
Pourquoi il a choisis le Cambodge !
Pourquoi il a choisis le cloud 9.
Mais bon, il était là.

Il venait de se faire larguer ici par un motodob.
Il était là. Debout.

Tout le monde déchirés au space cake, dans les hamacs.
On le regardait.
Quelque chose d’insolite dans tout ça.
Pas de sac, valise, ou quoi que ce soit avec lui.
À part ses fringues de bourgeois qui devaient coûter une blinde.
Il avait l’air à poil, dénudé.

Il avait tout perdu.
Ce con était descendu d’un taxi.
Il voulait vérifier l’état d’un hôtel.
Il avait tout laissé dans le taxi.
Valise, sac, passeport, américan express. Loaded le mec.
Le con.
Le taxi s’était barré.
Et maintenant, il était là.

Apeuré, il regardait tout autour de lui.
Il n’avait probablement jamais entendu parler d’un bidonville,
Jamais vu de pauvreté, de gens affamés, à moitié génocidés.
Empilés là, comme des chiens, les yeux vidés par le désespoir.
La d’où il venait, son monde, tout ça n’existait pas.

Sanjie, le proprio du Cloud 9, regarde le gars, évalue le potentiel vite fait.
Il lui donne une chambre, une page sur le cahier du comptoir.

Tout les regards le suivent. On le regarde regarder sa chambre sur pilotis, en bambou, tout en paille,
sur le lac qui sert de chiotte.
Il va pleuré ! partir en courant ! se jeter dans le lac !

Le lendemain, il est toujours là. Il sort de sa chambre. Toujours fringué comme un lord.
Sur la terrasse, les hamacs sont tous occupés et tout le monde est encore déchiré.
À Phnom Penh, les cames ne sont pas chères.

Il s’assoit là où il y a de la place, les yeux dans le vide.
Cinq minutes, il se lève et se dirige vers le comptoir. Il faut bien manger, non!
Nari le regarde venir, elle a jamais vu un alien, spécimen de la bourgeoisie française.
Il lui demande s’il peut avoir un curry, jure, jure sur sa tête qu’il va payer dès qu’il pourra.
Nari est bonne et généreuse, la faim, elle l’a connue dans les camps de Khmers rouges.
Il revient s’assoir avec son bol de curry.

Bon appétit ! Enjoy your meal ! Écho ! Écho, Écho. Tout le monde s’y est mis. Essayer de dérider le bourgeois.
Interloqué, avec un timide sourire rassuré, il mange.
Manger, finis. Un temps, un peu long.

Il se décide et s’approche lentement d’une table. Demande s’il peut poser son cul doré sur une chaise.
Bien sûr qu’il peut.
Ce gars est curieux, pose des questions à tout le monde, veut savoir d’ou on vient, comment on fait pour vivre à côté de cette misère.
Ce n’est pas la misère que j’aime, mais les miséreux, les humbles, ceux qui survivent comme ils peuvent.
Ceux qui n’ont rien mangé depuis des jours, mais qui donnent leur bol de riz à un plus miséreux qu’eux.

Trois jours déjà. La vie suit son cours au Cloud 9, les hamacs déchirés eux aussi comme tous les occupants de la terrasse.
En fait ce gars, on le trouve plutôt sympa, une gentillesse dans son regard et sa voie.
Gentil aussi et généreux avec nos voisins, les pauvres.
Les bourgeois, c’est comme des cochons …
Lui, il voulait s’émanciper de ses parents, du 16e arrondissement, des vacances à Saint-Tropez.
A Phnom Penh, il en bave, putain.

Il s’est arrangé avec un motodob, jure, jure sur sa tête qu’il va tatati, tatata, dès que tout sera arrangé.
Le motodob évalue les fringues du mec, un job qui va peut-être rapporter deux, trois dollars.
Il fonce. Direction le consulat français. La banque.
Le retour. Visage sombre. Un mois avant de recevoir le fric !
Un mois dans ce taudis, au milieu de la misère. Comment va-t-il faire ?

Les bourgeois, c’est comme des cochons …
Bizarre, ce mec. Je disais de son regard, une clairvoyance.
Le même motodob. La même promesse. Les mêmes espérances.
Il fonce, direction l’école française. Deux heures passent.
Le retour, ses fringues de riche commencent à être vraiment crades, mais il s’en fout.
Il a les yeux brillants, mouillés.
Marchant vers la terrasse d’un pas rapide, il demande s’il peut poser son cul toujours doré.
Il nous raconte. Prof de français. Il va faire deux heures par jour, cinq dollars de l’heure.
Son premier geste, c’est de payer son motodob, grassement. Le driver est presque en pleurs.
Il a gagné un mois de salaire grâce à ce mec bizarre qui porte des habits bizarres.
La famille va manger.

Les regards vers lui sont différents, maintenant. Un certain respect. De l’amitié, peut-être.
Il ne demande plus. On invite son cul doré a s’asseoir avec nous.
On lui propose même quelques substances illégales qu’il refuse sans brutalité.
Son visage est rassuré, sans danger. Il est confiant, ici.
Il nous raconte sa vie de bourgeois, que du fric, du fric, du fric. Jamais une seconde de misère, de tristesse.
La bouffe à vie, sans jamais penser aux crevards et les khmers ? Rien à foutre.

Les bourgeois, c’est comme des cochons …
Les space cakes, les hamacs. À travers un brouillard.
Les khmers apprennent le français.
On le voit rentrer fièrement tous les jours, de son école. On le guette, on l’attend.
Il a changé d’allure, est passé au marché Orussey, au rayon occasion, pour se refaire une garde-robe.
Il aime parler aux pauvres, leur raconter des histoires, écouter la leurs. Il pleure. Des fois.
Serre des gens dans ses bras. Comme un transfert d’espoir.

Il était venu pour une semaine, claquer son pognon.
Il s’est retrouvé prof dans un bidonville de Phnom Penh.
Le mois a passé.
Retour de la banque, soulagé, mais un peu triste
Il a récupéré un paquet de travelers checks épais comme un paquet de clopes.

Voilà. Il nous a dits au revoir. On lui a dit à bientôt, on espère.
Il traverse la terrasse et demande à Nari s’il peut l’embrasser. Nari est bonne et généreuse.
Il jure, jure qu’il ne l’oubliera jamais.
Le motodob est là, prêt. Les gens sur les pas-de-porte, aux fenêtres.
Ils veulent le voir, lui sourire.
Il monte derrière, s’essuie les yeux. La moto part, il n’est plus là.

On regarde la place vide avec un peu de tristesse, comme s’il allait nous manquer.
Bizarre ce mec.
All the freaky people make the beauty of the world.